vivre sous l'occupation

Publié le 14 Février 2024

La belle église romane d’Eppeville détruite par les Allemands en mai 1940, au cours des bombardements sur l’agglomération hamoise, c'est une grande bâtisse de la rue du Maréchal Leclerc destinée à stocker les sacs de sucre dans la cour des Entrepôts  qui servit de chapelle à tous les paroissiens eppevillois de 1940 à 1945.
A l’intérieur, un autel était dirigé vers l’assistance alignée sur trois grandes rangées de bancs. Une sacristie se cachait derrière un paravent. Un harmonium et des sièges pour les choristes se tenaient près des officiants tandis que face à la porte d’entrée le confessionnal attendait les pénitents.

En 1943, j’avais sept ans, c’était « l’âge de raison » pour l’Eglise.
Ma mère qui était une très grande pratiquante, décida qu’il était temps que je fasse ma communion privée à l’occasion de Noël.
Pour me préparer à la cérémonie, une vieille demoiselle bien brave, mademoiselle BOURDON, fut chargée de mon éducation religieuse. Elle était infirmière, faisait le catéchisme et vivait avec une collègue au dispensaire de l’usine.
Je m’y rendis donc un soir et nous nous installâmes dans la cuisine. Une bouilloire sifflait sur le fourneau. L’autre infirmière qui devint plus tard la femme du directeur de l’usine s’affairait.
Elle ouvrit un livre sur la table et nous nous assîmes côte à côte. Rien de tel qu’une belle image pour faire comprendre à l’enfant que j’étais, le sens de la cérémonie qui approchait. Bien sûr je devais la commenter.

Cette image, je la revois encore, était composée de trois parties : A gauche des anges autour d’un nuage, c’était le ciel. A droite des diables noirs avec des tridents autour d’une flamme rouge, c’était l’enfer. Au milieu, un garçonnet qui devait choisir, était accompagné de son ange gardien. Si l’enfant était désobéissant bien sûr, c’est du côté des diables qu’il se rendait.
Voilà comment en 1943, poussée par les adultes d’alors, une vieille demoiselle faisait mon éducation religieuse. Sans s’en rendre compte, elle ajoutait à ma terreur des boches, la peur de l’enfer et de l’au-delà. Ainsi était enseignée la religion.
Quand je repense aujourd’hui à cet épisode de ma vie, j’en frémis.

Pour préparer la crèche, ma mère eut une idée saugrenue que certainement une bonne âme lui avait soufflée. Elle fabriqua deux sachets (un pour moi et un pour mon frère) en guise de matelas pour coucher le petit Jésus. Dans le sachet, chaque fois qu’on était sage, elle y glissait une plume et en cas de bêtise elle y mettait un clou. Pour Noël on mit solennellement le petit Jésus sur les deux sacs pleins.
Ce Noël 43 reste gravé dans ma mémoire. Je me souviens de la messe dans cette grande bâtisse des Entrepôts.

A cette occasion, Janine ma marraine, alors âgée de 15 ans et demi était venue dormir chez nous. Le matin nous avons regardé ensemble ce que le « petit Jésus », alias « père Noël », m’avait apporté en descendant dans la cheminée.
Dans mes souliers, se trouvait le meccano que je désirais. C’était un meccano n°1 aux poulies à gorge sans pneus… Je ne pouvais alors comprendre en plus que les boches avaient volé sur le trajet tout le caoutchouc français !
J’ai toujours rêvé d’un train électrique que je n’ai jamais eu avant d’acheter celui de mes propres enfants. Aussi ai-je passé des heures dans les années 40 avant de m’endormir à essayer de trouver comment on pouvait réaliser un aiguillage en meccano sur lequel le train avancerait avec des roues à gorge. Je cherche toujours…

Cette année-là, nous avons eu un modeste arbre de Noël dans une salle à Eppeville.
La jolie madame BONARD, svelte et brune, dont le mari était prisonnier, chanta « la lettre au prisonnier » sur l’air de « J’irai revoir ma Normandie ». Je l’entends encore :
Je pense à toi mon prisonnier,
Je pense à toi, la nuit le jour,
Quand tu reviendras au foyer,
Grand et fort t’attendra notre amour.

C’est pour toi qu’aujourd’hui je chante
Bien que mon cœur soit un peu lourd,
Mais je sens qu’en restant vaillante,
Je t’aide à mieux l’être à ton tour.

Ta photo nous est arrivée,
Quelle émotion et quelle joie,
Elle est dessus la cheminée
Avec des fleurs cueillies pour toi.

Nos chers petits deviennent sages,
Pour faire plaisir à leur Papa,
Jeannie, déjà, m’aide au ménage,
Hier Pierrot avait la croix.

Je suis à toi dans l’espérance,
Que nos souffrances serviront,
À refaire le monde et la France,
Pour un avenir juste et bon.

Cette chanson reflète bien l’atmosphère catho et pétainiste des temps de guerre. Elle nous ressemblait tellement que ma mère demanda et en obtint le texte.
Le prisonnier n’est pas là mais il n’est pas si mal là où il est car il a envoyé sa photo souriante qui est sur la cheminée avec des fleurs. Les enfants sont sages, la fille fait le ménage et le garçon a eu « la croix » en récompense. Le monde est donc parfait.
Les souffrances de la séparation sont utiles car elles servent à la rédemption du monde et de la France. (C’est ce qu’on m’a toujours dit).
Vive l’espérance (vertu catholique) et la mère éduquant bien ses enfants au foyer en l’absence du père.

(Gabriel est au 2ème rang, 2ème en partant de la gauche)


La résignation dépeinte est tellement éloignée de l’idée même d’une Résistance après 4 ans de guerre ! Regardez donc comment mon père vivait dans la baraque du stalag le 21 mars 1943, près des flaques d’eau !
A cet arbre de Noël, nous reçûmes tous un cadeau symbolique, je revins à la maison avec un jeu de cartes des sept familles.

Depuis 2010, je sais aussi que c’est cette année-là que Gabriel, mon père, contracta la tuberculose qui devait l’emporter en 1945, peu de temps avant la délivrance du stalag.


Jean-Marie LAOUT
(Extrait de mon livre :  Tu m’as tellement manqué )

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